Aujourd’hui, on va de nouveau parler de dessin en perspective. Pour ce quatrième article sur le sujet, je ne vous sortirai pas un 4e point de fuite (bon, en fait… si, et même un 5e, un 6e…), mais je voudrais surtout vous faire découvrir ce qu’il y a autour de la perspective linéaire. Il y a beaucoup à dire sur le sujet, vous l’avez sans doute remarqué avec ce que je vous ai expliqué dans les articles précédents sur la théorie de la perspective.
Mais au delà de ces règles, j’aimerais vous parler de ce qui se cache derrière les lignes de fuite : d’autres manières de représenter le volume, des perspectives déformées, des artistes qui brisent les règles pour de bonnes raisons. De quoi élargir vos perspectives !
Tordre la perspective : panoramique, fisheye et autres déformations
La dernière fois, je vous disais que la perspective à 3 points de fuite n’était pas une « perspective étendue ». J’avoue que j’ai utilisé le terme sans l’avoir vu ailleurs, mais il me paraissait pratique pour parler de tous les dessins qui englobent des angles de vue plus larges que ce que l’humain peut voir en une fois. Aujourd’hui, on va plus rentrer dans le détail.
Comment fonctionne une image en panoramique ?
Vous en avez déjà vu, peut-être faits avec vos téléphones… Ces photos ou dessins vont parfois jusqu’à faire un 360° sans nous choquer visuellement, comment fonctionnent-ils ?
Les perspectives panoramiques sont basées sur une construction en perspective linéaire, comme celle que l’on a appris, à une grosse variante près : au lieu d’utiliser des lignes droites, on utilise des courbes. Et ça change tout.
Ça change tout, parce que ça permet d’avoir des lignes de fuite qui seront parallèles à un endroit de l’image et qui rejoindront un point de fuite dans une autre section de l’image. Et en répétant ces lignes, on peut construire une image à 4 points de fuite correspondant au 4 points cardinaux. (Ah, le voila, le 4e point de fuite !)
De cette manière, on peut dérouler notre image, un peu comme une carte du monde qui fait le tour de la terre. Et de la même manière, l’image mise à plat est très déformée par rapport à la réalité. Pour voir ce qu’on a représenté avec des lignes droites, il faudrait les projeter à l’intérieur d’une sphère.
Certaines caméras ou simulations permettent d’afficher une image qui nous enveloppe complètement, avec 6 points cardinaux, en comptant le zénith (au-dessus de nous) et le nadir (en dessous de nous). L’image forme alors une grande sphère qui entoure complètement l’observateur. C’est ce que vous retrouvez sur Google Maps ou sur des vidéos filmées en 360°, ou vous choisissez vous-même dans quelle direction regarder.
En pratique, il y a peu de chances pour que vous alliez jusque-là (ne serait-ce que parce que ce n’est pas très pratique de travailler sur un format pareil). Mais vous pourriez être tentés d’utiliser un panoramique à un moment ou un autre, que ce soit pour une grosse illustration ou un moment très spécial de votre BD. Alors, comment faire ?
Les règles de la perspective restent à peu près les mêmes, mais il y a une grosse difficulté : savoir comment construire et courber ses lignes de construction. J’aimerais vous dire qu’il suffit de trouver des grilles de perspective toutes faites sur lesquelles se baser, malheureusement, je n’ai pas trouvé grand-chose à vous conseiller pour le format papier, à part étudier des photos existantes. Par contre, je ne serais pas étonnée que des logiciels comme CLIP STUDIO PAINT aient des outils intégrés pour ce genre de dessins.
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Le dessin en fisheye
Le fisheye, parfois appelé perspective à 5 points de fuite, est une autre forme de déformation de l’image qui utilise aussi des lignes courbes pour construire un dessin en perspective. Seulement, là ou le panoramique sert à dérouler une image sous forme de bande « plate », le fisheye reproduit une image déformée par une surface arrondie (convexe) qui peut aller jusqu’à une demi-sphère.
Vous l’avez peut-être remarqué en voyant votre reflet sur un pommeau de douche ou le dos d’une cuillère : on voit alors une image complètement déformée, où les éléments centraux prennent une place énorme par rapport au reste. On utilise souvent cet effet pour reproduire la vue à travers un judas, une boule, ou pour donner une impression d’étrangeté.
Là où l’exemple de panoramique que je vous ai montré déformait uniquement les lignes verticales, une image se reflétant sur une sphère va déformer les droites dans toutes les directions, horizontalement et verticalement !
La vue en fisheye reproduit cet effet de déformation en transformant toutes les lignes parallèles en courbes qui rejoignent différents points de fuite. Sauf que ces lignes ne fuient pas réellement vers l’horizon : elles resteraient parallèles entre elles si elles n’étaient pas sur une surface courbe et sortiraient vite de notre champ de vision.
Ces lignes parallèles sont celles qui recouvrent le plan de l’image que l’on veut représenter. Ce plan est une sorte de passage intermédiaire : on passe d’un décor en 3 dimensions à une image en deux dimensions affichée sur une surface courbe. Le dessin en fisheye copie ce que l’on voit à ce moment-là sur un support réellement plat. Pour reprendre la comparaison avec le panoramique qui fonctionne comme un planisphère, le fisheye, c’est comme si on prenait en photo un côté du globe terrestre.
Du coup, pour citer les principales différences avec une perspective normale :
- Les lignes parallèles au plan de l’image au lieu de rester des droites sur le dessin, deviennent des courbes qui se rejoignent à un point de fuite (comme pour la perspective panoramique)
- Au lieu de « sortir du champ de vision » comme sur une image normale, les éléments de l’image seront encore visibles, mais de plus en plus petits et déformés
- On a donc un champ de vision bien plus large qu’en temps normal. Si on dessine jusqu’aux points de fuite, on arrive à une vision à 180° correspondant à une demi-sphère de ce qui nous entoure (la partie non visible étant « derrière nous »)
- Les lignes qui fuient vers le point de fuite central restent droites (c’est paradoxalement le plus simple).
- Toutes les autres lignes vont être courbées : soit elles sont parallèles au plan de l’image et vont suivre les points de fuites verticaux ou horizontaux, soit elles sortent de ces repères… et dans ce cas je vous souhaite bonne chance !
Comme cela peut être assez perturbant et que je n’ai pas de conseils à vous partager pour gérer les autres points de fuite, je ne peux que conseiller d’en rester à une simple perspective à 1 point de fuite si vous voulez vous lancer dans l’aventure.
Tricher avec la perspective
Je ne vous conseillerai pas de vous lancer dans ce genre de défi avant d’être solide sur le dessin en perspective, encore moins si vous n’avez pas de raison précise de le faire, mais je pense que c’est intéressant de voir comment certains artistes prennent des libertés et transgressent joyeusement les règles.
Le premier exemple que j’ai envie de vous partager vient de cette courte vidéo sur le making of de Spider-Man : Into the Spider-verse, un film d’animation dont le traitement graphique est original sur de nombreux points. Mais ce qui m’intéresse, c’est ce qu’ils montrent à la fin de cet extrait :
Le film est animé en 3D, sauf que parmi ces décors, certains sont tout sauf réalistes. L’exemple qu’ils nous montrent est celui d’une série d’immeubles disposés avec des inclinations différentes, flottant dans le vide… ce qui n’a aucun sens ! Et pourtant, ça marche, parce que s’ils ont fait ce choix, ce n’est pas par maladresse ou incompétence, mais pour accentuer un effet bien précis, sur un plan bien précis.
Un autre effet de perspective intéressant, c’est l’exagération de la profondeur. Et pour mieux le comprendre, je vais rester encore un instant du côté du cinéma en vous parlant du « trans-trav » ou « travelling contrarié », qu’on trouve dans des films comme Psychose ou La Communauté de l’anneau. Le principe est simple : la camera zoome pendant qu’elle recule (ou avance pendant qu’elle dézoome). Cela provoque un effet d’accentuation de la profondeur ou d’écrasement selon le sens utilisé.
Bien sûr, vous n’allez pas insérer des gifs dans vos planches de BD, mais cela montre bien que les proportions et la distance perçue entre les éléments peuvent varier selon le placement de l’observateur. On le voit déjà lors de dessins avec des raccourcis, ou par exemple, le poing d’un personnage va paraître aussi gros que sa tête. Ce dont on ne se rend pas compte, c’est que se rapprocher accentue cet effet !
Certains dessinateurs n’hésitent pas à agrandir exagérément les éléments au premier plan pour renforcer l’effet de profondeur et de proximité. C’est souvent le cas dans les mangas, tout particulièrement les shonens, parce qu’il permet de donner plus d’impact et de dynamisme aux combats !
Vous l’avez compris : en dessin, on peut tricher, tant que le résultat est là ! Par contre, ça ne veut pas dire que je vous conseille de faire n’importe quoi. Si vous avez des lacunes techniques, les gens risquent de le sentir et de prendre ce genre d’effet pour une erreur.
Avant de vous autoriser des fantaisies, soyez sûrs de maîtriser les bases, et d’avoir une bonne raison de faire un effet de ce genre. Tordre les règles, oui, mais pas n’importe comment. Vous avez intérêt à rester cohérent avec le fonctionnement théorique de perspective, et surtout, que ce soit un fisheye ou un effet coup de poing, que cet effet « raconte » quelque chose.
Enfin, avant de tester les limites du dessin en perspective, n’oubliez pas que tous ces outils sont là pour vous permettre de donner corps à vos histoires et ne le perdez pas de vue sous prétexte de « faire des effets spéciaux. » Ce genre de dessin risque vous donner du fil à retordre, alors autant que ce soit pour de bonnes raisons !
Découvrir d’autres techniques de perspective
Dans la partie précédente, nous sommes allés aux limites de la perspective, celle qui permet de représenter le monde de la manière la plus proche de la réalité… mais il existe d’autres sortes de perspectives basées sur d’autres règles. Certains dessinateurs ne s’en servent pas du tout, et d’autres les détournent pour briser les règles et créer de nouvelles choses.
Les perspectives axonométriques
Les perspectives axonométriques sont sans doute la forme de dessin en volume la plus connue après la perspective linéaire ou conique. Leurs principales règles sont que les lignes qui sont parallèles dans la réalité restent parallèles sur l’image, et il n’y a pas de ligne d’horizon. Oui, la perspective isométrique n’utilise AUCUN des outils de base de la perspective linéaire. Ça fait une sacré différence avec ce dont j’ai parlé dans les précédents articles, n’est-ce pas ? L’effet est tout à fait différent (beaucoup moins réaliste) mais comme vous allez le voir, cette technique a d’autres avantages.
La perspective cavalière
Parmi les perspectives axonométriques, la plus ancienne est sans doute la perspective cavalière : pour donner de la profondeur, les dessinateurs prenaient la face avant de ce qu’ils voulaient dessiner et prolongeaient le volume vers l’arrière en traçant des parallèles (souvent à 45°). Il restait beaucoup à faire pour avoir la perspective linéaire qu’on utilise aujourd’hui, mais c’est un peu comme ça que tout a commencé.
La longueur du mur du fond sur le dessin est la même que celui de la face avant, et pour donner un effet d’écrasement aux côtés qui devraient « fuir » vers un point de fuite dans une perspective linéaire classique, on divise toutes les longueurs fuyantes par 2 sur le dessin. Et voilà !
Cette technique a été le point de départ du dessin en perspective, et a été améliorée au cours des siècles pour donner la perspective qu’on enseigne aujourd’hui… mais elle a aussi évolué sur un autre chemin pour lui donner une cousine : la perspective isométrique.
La perspective isométrique
La perspective isométrique est une autre perspective axonométrique : là aussi, les lignes parallèles restent parallèles, mais au lieu de voir ce qu’on dessine de face, on le regarde de biais. Là où la perspective cavalière est un peu une version simplifiée d’une perspective à 1 point de fuite, ici, c’est comme une perspective à 3 points de fuite dont toutes les lignes seraient parallèles au lieu de converger vers un point de fuite.
Là non plus, il n’y a pas de ligne d’horizon, on peut dessiner à l’infini dans toutes les directions sans devoir agrandir et rétrécir les éléments représentés.
Et c’est là que ça devient très intéressant : Comme les éléments ne changent pas de taille ni de forme selon leur emplacement dans l’image, il suffit de les designer une seule fois pour pouvoir les positionner n’importe ou. Pour cette raison, c’est un type de perspective qui est très utilisé dans les jeux vidéos, surtout ceux de gestion. Elle permet d’étendre l’espace à l’infini dans n’importe quelle direction et de dessiner des éléments sans avoir à les modéliser en 3D.
Elle est aussi utilisée en architecture, car contrairement à la perspective linéaire, les distances ne changent pas selon leur placement dans l’image. Et même si les angles sont déformés, ils le sont toujours de la même manière ! On sait qu’un angle droit sera représenté soit par un angle à 60°, soit par un angle à 120°. Concrètement, cela veut dire qu’on peut rapidement dessiner des volumes en perspective isométrique si on connait leurs mesures, mais aussi mesurer directement sur l’image et multiplier par l’échelle pour connaitre la longueur finale ou la correspondance des angles.
Alors si vous voulez faire un plan pour construire un objet, vous avez plutôt intérêt à le représenter en perspective isométrique, plutôt qu’en respectant les règles de la perspective linéaire. Cette technique n’est pas la plus enseignée, mais elle peut parfois être utile, et elle a un certain charme… si vous voulez dessiner une BD humoristique avec un graphisme simple, pourquoi ne pas tester de dessiner vos décors en perspective isométrique pour vous simplifier la vie et les réutiliser facilement ?
Les perspectives impossibles
La perspective isométrique permet aussi un autre type de dessin qui serait très difficile à réaliser dans une perspective linéaire : il s’agit des perspectives impossibles.
Normalement, un dessin en perspective est composé de différents plans, de plus en plus éloignés. Un objet à l’arrière-plan ne recouvrera jamais un objet plus proche, et les dessinateurs n’ont pas attendu d’avoir des règles précises à suivre pour le remarquer. Même sur un dessin un peu bancal, vous verrez rarement un élément de l’arrière-plan dépasser sur un élément plus proche de l’observateur.
C’est une grosse erreur… sauf si on dessine une perspective impossible ! En brisant cette règle, on peut représenter des choses qu’on ne pourrait pas construire dans la réalité et créer tout un univers. L’artiste de référence dans ce domaine, c’est M. C. Escher, un dessinateur et mathématicien dont la spécialité était de créer des images surréalistes avec un dessin très classique.
Son travail est passionnant, si vous aimez vous retourner le cerveau, je vous conseille vraiment d’en découvrir plus. En tout cas, il montre bien quelque chose d’intéressant : le dessin en perspective, ce n’est pas seulement « le meilleur moyen de sauver les meubles en passant d’un décor en 3 dimensions à une image sur un plan en 2 dimensions ». C’est aussi la possibilité d’aller plus loin, de créer de nouvelles choses et de « dessiner l’impossible ». Escher a créé un univers bien à lui à travers ses lithogravures, et il a inspiré des générations d’artistes !
Ce qu’il y a à retenir de tout ça, c’est qu’il y a plein de possibilités dans le dessin en perspective. Il n’y a pas qu’une seule manière de représenter un volume sur une surface plane. Il existe plusieurs techniques qui auront chacune leurs inconvénients et leurs avantages… savoir qu’elles existent permet aussi de choisir ce dont vous avez besoin selon ce que vous voulez dessiner !
Alors, ça ne donne pas envie d’explorer l’infini des possibles ?
Dessiner « à plat », sans effet de perspective
Depuis le début de cet article, je parle du dessin en perspective, mais certains dessinateurs prennent le problème à contrepied et restent en « deux dimensions ». Ils ne cherchent pas du tout l’illusion réaliste, ni même à donner un effet de volume. Ils considèrent que ça n’apporte rien de dessiner en perspective et veulent juste composer l’image en superposant des éléments posés à plats (un peu comme les décors de théâtre).
Vous pensez peut-être que c’est une solution de facilité, et parfois, oui, c’est le cas… mais est-ce qu’il ne vaut mieux pas un joli décor en deux dimensions qu’une perspective linéaire complètement ratée ?
Dessiner sans volume permet de simplifier le dessin, par exemple pour des pictogrammes, ou l’important est d’être le plus lisible possible. Cela peut aussi être un choix esthétique qui permet de très belles choses, dans les livres jeunesse, certains films d’animation, ou beaucoup de jeux vidéos (surtout les jeux de plate-forme). Par exemple, « Princes et Princesses », un film d’animation de Michel Ocelot, reprend une esthétique d’ombres chinoises et utilise des décors en 2D qui parfois, fourmillent de détails.
Pour donner un exemple plus récent, le jeu « Gris » fonctionne avec une superposition de plans ou les décors se trouvent en 2 dimensions. Pas de perspective, pourtant le jeu fonctionne, parce que le graphisme est cohérent avec ce choix !
Pour donner une impression de profondeur ou de mouvement dans les décors, les concepteurs du jeu ont utilisé ce qu’on appelle un effet de parallaxe.
Quand on parle de parallaxe, c’est pour parler de ce décalage des éléments selon l’angle de vue : si l’on se déplace, plus un objet est proche de nous, plus le décalage sera important, alors qu’un élément plus lointain semblera « bouger moins vite » par rapport à l’horizon. C’est entre autres ce décalage qui peut rendre le dessin en perspective compliqué (si on déplace un élément sur l’image, il faut le redessiner intégralement, alors qu’en perspective axonométrique, il n’y a rien à faire).
Mais c’est aussi grâce à ça que l’on peut voir en 3D : nos yeux étant écartés, ils reçoivent deux images légèrement différentes. C’est en se basant sur ce décalage plus ou moins important que notre cerveau peut reconstituer un effet de profondeur.
Conclusion
Voilà, j’espère que cet article vous aura élargi vos horizons et permis de découvrir des choses et de réfléchir à la manière dont VOUS, vous vouliez représenter des décors. Il n’y a pas une seule bonne façon de faire : tout dépend de votre style, de l’univers que vous voulez représenter, de l’ambiance que vous voulez donner… les compétences techniques ne sont que des outils à acquérir pour construire les images que vous avez en tête.
Cet article est le dernier d’un cycle très technique… mais pas le dernier de la série, puisque je reviendrai vous partager d’autres conseils sur les décors, mais sur des aspects plus créatifs. On y abordera des sujets comme donner de la profondeur à son dessin en perspective, donner vie aux décors et y intégrer les personnages.
En attendant, n’hésitez pas à expérimenter, c’est le meilleur moyen de progresser !