Maintenant que vous avez fait attention à la disposition des cases dans votre double-page, il est temps de faire attention à un autre point qui va lui aussi jouer un rôle essentiel dans le sens de lecture des cases : l’intérieur de vos cases .
Terminons donc ce dossier sur comment bien composer une double-page en manga en regardant en détail comment la composition des cases joue un rôle important dans la lisibilité de votre œuvre.
Une case est une image
Comme n’importe quelle image, les cases de manga n’échappent pas aux règles de composition.
Assurez-vous donc de les réfléchir en vous appuyant sur ces règles sur lesquelles je ne vais pas revenir aujourd’hui mais que vous pouvez retrouver dans les articles de Karine, Techniques de composition et Positionner les bulles efficacement dans une planche de BD (ne négligez pas l’impact des bulles dans votre composition), ainsi que de Morh-Gornh, Réaliser une illustration de couverture BD ou manga. Les notions évoquées dans ces trois articles peuvent également s’appliquer aux cases de BD/manga.
Utiliser la composition pour transmettre une information
En ce qui me concerne, je trouve que la règle la plus simple et efficace à utiliser est la règle des tiers : elle permet un bon équilibre et une fluidité quasi-systématique.
Dans l’extrait ci-dessus, vous pouvez constater une utilisation très basique et non dynamique de la règle des tiers. Elle est non dynamique car les diagonales que procurent deux intersections opposées ne sont quasiment pas utilisées. Ici, la règle des tiers m’a permis de « poser le décors » : le personnage principal est en décalage avec ce qu’on attend d’elle, et son environnement est en décalage avec elle.
Dans la première case, le personnage est en essayage de perruques et elle n’en a rien à faire.
Diviser la case en trois portions verticales m’a permis de montrer la scène dans son ensemble (les deux tiers droits) et de faire un gros plan sur le personnage et son état d’esprit (tiers gauche). Les deux portions horizontales m’ont simplement permis de poser la ligne d’horizon pour la droite de la case et le regard pour la gauche.
La dernière case en revanche est légèrement plus dynamique. L’important à retenir ici est non pas l’énervement du père, mais l’opposition entre ce qu’il dit (il parle de « gribouiller ») et ce que le personnage a fait (corriger un texte). Le mot « gribouiller » est situé sur l’intersection en haut à droite, le document dessiné sur l’intersection en bas à gauche.
L’utilisation de la diagonale quant à elle, permet de guider le regard du lecteur et de l’amener inconsciemment de case en case jusqu’à ce qu’il ait parcouru l’ensemble de la double-page.
Pour cela, il est possible d’utiliser les personnages, bien sûr, mais surtout leurs regards, ainsi que le mouvement, le décors et/ou les bulles.
Utiliser la composition des cases pour guider la lecture
Dans l’exemple ci-dessous, la composition de chaque case a son importance pour le sens de lecture de la page.
Sur la première case, même si l’image est globalement statique (le personnage a été placé très proche de la ligne médiane), les masses générales ont cependant tendance à tendre vers la gauche et un peu vers le bas. Ce qui nous conduit vers la case suivante en revanche, c’est sa posture et l’arme qu’il tient.
L’extrémité de cette arme semble d’ailleurs coïncider avec le regard du personnage dans la deuxième case. Regard que notre propre regard capte très vite et très bien. Ce regard est tourné légèrement vers la droite, ce qui nous conduit à lire la bulle.
Enfin, ayant lu la bulle, il nous est plus facile de basculer vers la troisième case. Sans le regard du personnage et la bulle qu’il désigne, notre regard aurait suivi l’axe du visage (flèche orangée) et serait directement passée à la quatrième case sans que l’on voit clairement la troisième.
Enfin, la dernière bulle sert à nous permettre de marquer un temps de pose dans l’action afin de tourner la page (car, comme nous l’indique l’espace blanc vertical à droite de l’image, nous sommes sur une page de gauche). Cette astuce (bulle à gauche) est un très bon moyen de remplir la fonction de la case mekuri !;)
Les écueils à éviter
De façon générale, le mangaka va éviter de centrer ses personnages dans une case. Le fait de centrer le personnage a tendance à suspendre le temps de l’action, comme si le mangaka disait à son lecteur « arrête-toi là un moment et contemple ».
Si, en tant que jeune padawan du manga, vous centrez tout le temps tout ce que vous dessinez dans vos cases, cela aura un effet très redondant, comme si vous disiez à votre lecteur « T’as vu cette case ? Et celle-là, tu l’as vue ? Et celle-là encore ? Oh ! Et celle-là ? » Vous imaginez pouvoir vous plonger dans une lecture dans ces conditions ? Et bien le lecteur non plus…
En plus, et cela vous paraît peut-être déjà évident maintenant, mais le mangaka va éviter de composer une case qui conduirait vers la mauvaise case. Cela a plusieurs effets néfastes pour le lecteur :
- Cela crée de la confusion dans sa lecture,
- Le lecteur peut manquer un élément important (pour la compréhension de la scène ou pire, pour la compréhension de l’histoire),
- Cela force le lecteur à faire un effort de réflexion, non pas sur l’histoire, mais sur comment lire votre histoire,
- Enfin, cela casse le rythme de l’action que vous êtes en train de représenter.
De mon point de vue, c’est même pire que d’aligner des cases d’une page à l’autre (voir l’article sur la disposition des cases dans la double-page en manga). Dans le cas d’une mauvaise disposition des cases dans la double-page, l’œil se rend vite compte qu’il a sauté des cases. Dans le cas d’une mauvaise composition des cases, l’œil ne s’en rend pas compte, c’est le cerveau qui, en lisant les bulles ou les actions, voit le manque de cohérence.
C’est un peu comme la bande d’un film qui saute soudainement d’une scène à l’autre, sans vous avoir montré comment se termine la première scène, ou sans qu’il y ait une cohérence apparente dans le changement de scène. Cela vous sort instantanément du film et casse votre immersion.
Dans cet extrait, outre l’absence totale de différence entre espacements verticaux et horizontaux, un problème majeur de composition s’est posé sur la page de droite.
L’ensemble de petites cases et leur contenu créent un consensus d’informations conduisant à passer rapidement sur la page de gauche et à omettre la case encadrée en orangé.
Le mouvement créé par le garde dans la dernière case de la page de droite crée une diagonale renforçant encore la direction donnée par les petites cases du dessus, si bien que l’on peut très facilement passer à côté du fait que le personnage entre par la porte.
On le manquera d’autant plus si l’on n’a pas regardé la case encadrée qui nous montre le personnage caché derrière la porte qu’ouvre le garde. La bulle de dialogue n’est même pas un rempart suffisant.
Bref, le personnage est entré, mais la façon dont il s’y est pris peut être complètement obscure au lecteur qui lit cette double-page rapidement.
Associer taille, disposition et composition des cases
Lorsque l’on compose une double-page en manga, connaître les trois cases-clé (tsukami, mekuri et kime-goma) ne suffit pas du tout ! Ces trois cases-là sont nécessaires pour l’avancement de l’histoire dans vos pages, mais la véritable composition d’une page ou d’une double-page tient à la bonne disposition des cases et à la bonne composition de ce qu’elles contiennent.
Regardons cet extrait de One Punch-man, dessiné par Yûsuke MURATA (ONE au scénario).
Les flèches bleues représente ce que le regard fait spontanément lorsqu’il parcourt la double-page. Globalement, il s’agit de suivre les lignes de force de chaque case, chacune de ces lignes étant matérialisée par un élément de la case (ici, personnage, mouvement, onomatopées).
Si vous observez attentivement, vous allez voir que certaines de ces lignes de force ne sont pas suffisantes pour soit voir l’ensemble de la case, soit guider le regard du spectateur vers la suite. Murata-sensei a donc ajouté des éléments pour que le changement de direction soit possible, matérialisés par les flèches orangées.
Dans la première case, la ligne de force est donnée par l’onomatopée « shu シュ» et nous envoie un peu trop directement vers la page de gauche. Pour contrer cet élan, Murata-sensei a placé Saitama sur toute la hauteur de la case, tourné vers l’intérieur de la page de droite : avec son corps entier et sa direction, le personnage fait rebondir sur lui le regard du lecteur. Son regard est invité à re-regarder la case, mais cette fois dans le sens d’une autre diagonale, et à pouvoir voir Sonic (pas le hérisson bleu, hein…!).
Il y a donc un petit mouvement circulaire (ou triangulaire, selon comment vous voyez les choses) qui s’installe :
- Direction donnée par l’onomatopée,
- Barrage par Saitama,
- On remonte vers le visage de Saitama,
- On suit le regard de Saitama,
- On voit Sonic,
- On repart sur Saitama selon la première diagonale et on découvre le personnage de Sonic qui dépasse de la deuxième case.
La position de Sonic sur la deuxième case, alignée avec le buste de Saitama dans la première case, permet de passer de l’une à l’autre sans accroc. La diagonale donnée par le personnage de Sonic fait que le lecteur a rapidement parcouru la page. Cependant, le visage de Sonic tourné là encore vers l’intérieur de la case, vers le bas, nous permet de découvrir Saitama et avoir conscience de la distance physique qui sépare les deux protagonistes.
Une nouvelle fois, le pied de Sonic dépassant sur la troisième case nous permet d’enchaîner notre lecture. L’orientation du corps de Sonic ainsi que le mouvement réalisé par les shurikens ont tendance à entraîner le regard du lecteur vers le bas de la page et à sortir de sa lecture. Or, nous n’en sommes qu’à la page de droite, il reste encore toute la page de gauche à découvrir.
Qu’à cela ne tienne ! Murata-sensei a subtilement placé son onomatopée pour que la barre du katakana (idéogramme simplifié) « bi ビ» soit orientée vers la case suivante (et donc la page suivante). Ajoutez à cela le fait que le shuriken du premier plan, qui subit une déformation due à la perspective, est étiré dans le même sens que le katakana dont on vient de parler, renforce ainsi la correction de trajectoire.
Pour finir, la composition de la première case de la page de gauche pourrait vous sembler inexistante étant donné la place que prend le shuriken (on réalise d’ailleurs ici une sorte d’arrêt sur image en l’ayant centré dans la case), mais l’ajout d’un autre shuriken plus petit, au-dessus du premier, crée un axe descendant vers la dernière case de notre double-page.
Celle-ci semble composée selon les deux flèches qui se croisent (elles sont là pour matérialiser un mouvement de rotation) mais aussi selon le sens droite-gauche induit entre autres par les lignes de vitesse en fond. Le shuriken qui semblait immobile dans la case du haut a repris son mouvement initial et file droit vers sa cible.
Avant de finir, veuillez prendre note qu’il n’est pas nécessaire de faire systématiquement dépasser les personnages des cases pour guider le regard du lecteur dans la double-page. Il s’agit ici plus d’un effet de style que d’une règle de composition de double-page.
Bien composer sa double-page de manga
La composition d’un mihiraki (double-page) demande énormément d’attention car il y a beaucoup de choses à gérer : les trois cases tsukami, mekuri et kime-goma, la disposition des cases les unes par rapport aux autres, la disposition des cases de la page de droite par rapport à celles de la page de gauche, la composition de chacune de ces cases, le placement des bulles et onomatopées, …
Annoter un seul schéma avec toutes les notions à aborder peut vite transformer ledit schéma en un gros gribouillis incompréhensible mais voici déjà un petit récap utile.
Et bien sûr, n’oubliez pas de différencier les gouttières verticales et horizontales ! Ni de penser à vos bulles quand vous commencez le croquis de votre case ! Bref, attendez-vous à régulièrement zapper une notion ou même carrément vous planter… C’est un risque et c’est normal. Il est souvent nécessaire de refaire son storyboard plusieurs fois avant d’arriver à quelque chose de lisible, fluide et surtout intuitif.
Conclusion
La première idée n’est jamais la bonne, ou plutôt, elle n’est jamais aboutie. Votre première idée doit être peaufinée, taillée, lustrée, comme un diamant brut que l’on travaille pour pouvoir le sertir. Il en résulte finalement quelque chose de bien différent du premier jet, mais nettement plus beau et plus lisible !
Tous les profs japonais et mangaka que j’ai croisés m’ont dit qu’un storyboard de manga se refait au moins trois fois.
Le premier jet est tout simplement bon pour la poubelle. Si, si. Je sais que ça fait mal, mais c’est là sa seule place. Il est fait de toutes les idées trop naïves, déjà vues, incohérentes, superflues, etc.
Le deuxième jet vous a permis de faire le tri parmi toutes les mauvaises idées du premier, de raccourcir certaines séquences trop inutilement longues, de choisir LE shot (l’arrêt sur image) efficace, de mieux cibler la case qui sera votre kime-goma (elle ne saute pas toujours aux yeux du mangaka).
Le troisième jet, lorsque vous êtes suffisamment à l’aise et qu’il sera votre dernier essai avant de passer au crayonné, sert à trouver de meilleurs cadrages pour les cases qui vous paraissent d’un niveau moins bon que les autres, à régler quelques soucis de raccord, à mieux positionner vos éléments dans vos cases, etc. Je suis désolée de vous dire qu’au début, le troisième essai qui devient le dernier essai, c’est une chimère… Attendez-vous à des quatrième, cinquième, …, énième versions ! Ça aussi ça fait mal, mais l’ego est l’ennemi des mangakas, alors mettez-le de côté. 🙂
J’espère que cette petite série d’articles et de conseils sur la composition des pages de manga vous seront utiles et vous donneront suffisamment d’armes pour vous lancer dans la quête du storyboard abouti !
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter l’ouvrage « Le Dessin de Manga, tome 16 : Créer un manga, toutes les étapes » dont le chapitre 3 vous parle de la composition de pages et de double-pages.
Et vous pouvez toujours me retrouver sur les réseaux pour échanger et voir mon travail :