Dans la première partie sur comment composer une double-page, nous avons vu ensemble quelles étaient les fonctions des deux pages (droite et gauche) et de trois cases remarquables (tsukami, mekuri et kime-goma). C’est déjà bien de prendre en compte ces éléments dans votre démarche de création mais cela ne fait pas tout le job !
Une des prérogatives pour composer une double-page correcte, c’est qu’elle soit … lisible ! Et oui, si votre lecteur passe plus de temps à chercher l’ordre de lecture des cases plutôt qu’à les lire, il va vite se lasser et votre travail risque de finir aux oubliettes.
Attardons-nous un peu sur la disposition des cases dans une double-page de manga avant de voir plus tard l’importance de la composition à l’intérieur des cases et comment jongler entre tout ça pour rendre l’ensemble harmonieux et lisible.
Disposition des cases en manga et sens de lecture
Associée à la taille des cases, la disposition des cases dans une double-page permet d’identifier rapidement le sens de lecture.
Observons l’exemple ci-contre :
Tel que les cases sont disposées, le sens de lecture n’est pas si évident que ça.
Pour rappel, on est en sens japonais, on commence donc par la première case en haut à droite de la page de droite.
En effet, sans contenu, et en laissant les espacements entre les cases en l’état, ces pages peuvent se lire d’au moins deux façons.
Soit entièrement horizontalement (1), soit entièrement verticalement (2), soit en hybride (3), ce qui peut conduire à des non sens (le lecteur n’est pas sensé faire « demi-tour » dans la lecture d’une double-page, sauf dans le cas où il veut admirer volontairement une case déjà lue).
Varier la taille des cases
Quelle est la solution à cette problématique ?
Et bien c’est plutôt simple ! Il s’agit de varier la taille des cases. Je vous rappelle qu’il doit y avoir au moins une case plus grande que les autres dans votre composition (kime-goma power!).
Ce faisant, les espacements entre les cases ne correspondront plus entre eux et ne formeront plus ce qu’on appelle la « tablette de chocolat« .
Faire déborder certaines cases des pages
Vous pouvez également accentuer cette répartition en faisant en sorte que quelques cases débordent du bord de la double-page.
Il n’y a pas vraiment de règle en ce qui concerne l’utilisation ou non de cases allant jusqu’au bord de la double-page.
Certains ont choisi de n’autoriser que les cases mekuri, tsukami et kime-goma à prendre autant de place. Mais là encore, ce n’est pas une règle absolue.
Vous pouvez faire confiance à votre instinct dans ces cas-là 😉
Quoiqu’il arrive, sachez que si vous optez pour des cases « débordantes », les cases concernées auront toujours l’air plus importantes que celles qui s’éloignent du bord de la double-page.
En résumé, pour gérer le sens de lecture au sein de vos cases, vous avez deux actions à effectuer : varier la taille de vos cases (ce qui aura pour effet de casser l’impression de tablette de chocolat), et en agrandir certaines jusqu’aux bords de la page.
Le rôle et l’importance des gouttières
On appelle gouttières l’espace entre les cases de BD. Elles peuvent être horizontales ou verticales et servent à délimiter les zones de lecture au sein d’une double-page. Elles jouent un rôle important dans la lisibilité et la compréhension des scènes, au même titre que la taille et la disposition des cases.
Ceci dit, l’espacement entre les cases n’a pas pour seule fonction de déterminer le sens de lecture des cases. À vrai dire, cette propriété est même secondaire.
La fonction première de l’espace entre les cases, c’est en réalité de marquer le temps qui passe. Kuru vous en parle aussi dans son article sur l’Art Séquentiel.
Observons l’exemple ci-contre. Il ne faut pas beaucoup de temps entre l’action décrite dans la case 1 (un homme tend son bras vers quelque chose / quelqu’un de plus petit) et celle de la case 2 (fillette qui se retourne, la main d’un adulte posée sur son épaule).
Et pour cause, quand quelqu’un veut attirer votre attention en vous attrapant l’épaule, vous ne mettez pas quinze ans à vous retourner, n’est-ce pas ?
En revanche, il faut un peu plus de temps entre l’action de la case 2 et celle de la case 3. En effet, pour passer de la fillette qui se retourne à la fillette qui est portée telle un sac de patates sous le bras de son père qui s’en va, il a fallu passer par de petites actions (comme le père attrape la fillette, la fillette pourrait se débattre, le père commence à arpenter le couloir, etc.).
Ces petites actions ont été volontairement squeezées soit car jugées non pertinentes, soit pour ne pas alourdir le récit par trop de description.
Et ce n’est pas gênant pour la lecture car le cerveau du lecteur (aguerri ou non) aura compris la transition sans encombre.
L’espace entre les cases 1 et 2 est donc plus étroit car moins de temps s’écoule.
L’espace entre les cases 3 et 4 est donc plus large car plus de temps s’écoule.
Vous me direz : oui, mais la case 4 n’est qu’un focus (ou un zoom) de la case 3. Il n’y a pas réellement de temps écoulé entre elles, ni d’action manquante. Alors pourquoi l’espace entre la case 3 et la case 4 n’est pas équivalent à celui des cases 1 et 2 ?
Je vous répondrai que c’est une très bonne remarque. Cette différence de traitement peut s’expliquer en deux raisons.
Premièrement, il s’agit d’une scène d’ouverture où je présente une partie du passé de mon personnage principal (la fillette) et où j’alterne deux types de narration : celle qui vous montre en temps réel ce qu’il se passe (case 1 à 3), et celle où le personnage principal commente en voix-off (case 4).
Séparer ces temps de narration différents par des espacements plus larges permet au lecteur de faire la scission mentale nécessaire à sa compréhension des actions. Un peu comme au cinéma où le son d’une scène est baissé pour permettre à la voix du narrateur de commenter par dessus, sans risquer de créer une cacophonie et donc, une incompréhensibilité de la scène, ou plutôt des propos tenus.
Deuxièmement, la conséquence au fait d’espacer différemment les cases dont les actions sont proches dans le temps de celles dont les actions sont plus éloignées a conduit à une règle de composition qui est majoritairement utilisée aujourd’hui.
Les espacements verticaux sont systématiquement plus fins que les espacements horizontaux.
On remarquera que quel que soit le sens de lecture choisi (horizontal comme dans Radiant, ou vertical comme dans Vinland Saga et Black Butler), cette règle n’enlève rien au sens de lecture. Au contraire, elle le sert d’autant mieux.
Enfin, afin d’éviter tout risque de confusion pour le lecteur, il est admis qu’il n’existera qu’une valeur pour vos espacements verticaux et qu’une autre valeur pour vos espacements horizontaux. L’idée est qu’il y ait une uniformité entre toutes les pages de votre manga.
Cependant, vous trouverez une certaine exception à cette règle. Il est possible d’agrandir un peu plus un espacement lorsqu’il y a un temps qui sépare non pas deux actions (presque) successives mais deux moments successifs.
Dans cet exemple, l’espace séparant les cases 2 et 3 est plus large que celui séparant les cases 1 et 2. Plus exactement, les deux cases 1 et 2 forment un bloc, séparé du bloc formé par les cases 3 et 4. En lisant la page, je pense que vous comprendrez instantanément la raison à cette scission et à cette différence d’écart.
Il s’agit d’un changement de scène. Après avoir assisté à la fin de la dispute entre les deux protagonistes, on retrouve un peu plus tard la jeune femme, seule, dans ce qui semble être une cellule, recroquevillée sur elle-même, probablement ressassant son échange, frustrée de n’avoir pas eu de réponse.
Ce genre de marqueurs de temps qui passe peut s’exprimer sous différente forme, toujours en utilisant un espace plus grand que l’espace standard. Voici deux autres exemples, mais il en existe tout un tas d’autres.
Les pièges à éviter
Pour terminer sur la disposition des cases et de la taille des gouttières, laissez-moi vous signaler deux écueils à éviter.
Évitez les changements multiples de temps
À propos de ce que nous venons de voir : éviter de marquer plusieurs changement de moments en une seule page ou une seule double-page. Déjà, ce sera redondant, ensuite, vous prendrez un risque considérable dans la clarté de vos propos.
Une astuce consiste à privilégier les changements de scène par le changement de page (et plus exactement, par le fait de tourner la page) : la coupure momentanée que l’acte de changer de page représente à la lecture est un moyen naturel de marquer un changement de scène/moment (cf l’utilisation de la case mekuri) entre deux double-pages successives.
Les changements de scène au milieu d’une page ou d’une double-page sont souvent dus au fait que l’auteur a un nombre limité de pages pour son chapitre, et qu’il ne trouve parfois pas le moyen de les faire coïncider avec la fin d’une double-page. C’est probablement le cas du manga « Terrarium » dont vous avez deux extraits un peu plus haut (manga en seulement 4 tomes).
Ne créez pas de lignes allant d’une page à l’autre
Deuxièmement, revenons au placement des gouttières à proprement parlé. Parmi les schémas que je vous avais présenté plus haut, j’ai glissé une erreur qui peut être fatale à la lisibilité d’une page. Je vous replace les schémas ici, pouvez-vous repérer l’erreur ?
Il s’agit d’une ligne formée par les gouttières, parcourant toute ou partie de la double-page. Je m’explique :
Le fait que les espacements en orangé forment une ligne continue sur toute ou partie de la double-page crée une indication de lecture conduisant à ce que deux cases soient ignorées. Pour les lire, il faudrait que l’œil du lecteur fasse un aller-retour sur la page de droite, chose qui va à l’encontre du sens de lecture et qui n’a donc pas de sens tout court dans la succession des actions.
La confusion est plus facile à faire avec l’exemple de gauche que celui de droite, mais il existe tout de même à droite et on ne peut laisser les choses en l’état. Il faut corriger comme suit :
Oui, la correction est toute simple et tient juste au fait de décaler les espacements les uns par rapport aux autres. Il n’y a pas toujours besoin d’opter pour le calcul d’une intégrale pour résoudre un problème !
Ceci dit, il est possible de trouver des cases qui s’étalent sur les deux pages d’une double-page et dont l’espacement situé au-dessus ou au-dessous d’elles crée cette ligne que l’on a cherché à éviter.
Ici, la première case nous oblige, nous lecteur, à passer de la page de droite à la page de gauche sans pour autant avoir lu la deuxième case de la page de droite. Ce n’est évidemment pas une erreur !
Dans certains cas comme celui-ci, l’auteur va utiliser l’ensemble de la double-page comme une seule et même page que l’on aurait disposé en paysage (contre deux pages portraits). La lecture se fait toujours de droite à gauche, en commençant par la première et grande case, puis la seconde (première de la deuxième ligne) et ainsi de suite jusqu’à la fin de la page, complètement à gauche.
Note : L’écart plus important entre la deuxième et la troisième case est dû ici à la présence de la reliure du livre. Si vous aviez le bouquin entre les mains, cette reliure réduirait l’écart à un écart plus standard, et la question ne se poserait même pas !
Quand je vous disais qu’il y a toujours des exceptions aux règles…
Tracer les cases sur un papier réglé
Pour dessiner les planches et disposer leurs cases de façon harmonieuses d’une page à l’autre, les mangakas utilisent généralement les repères présents sur les papiers spéciaux comme le papier manga Deleter ou bien la gamme Manga Paper de Clairefontaine. Kuru vous les présente en détail dans des articles dédiés.
Ici, j’aimerais aborder l’importance de certains de ces repères dans la façon dont vous allez mettre en pratique la disposition des cases.
La marge pointillée interne (appelée drawing frame) est l’emplacement privilégié des cases et autres éléments dans une page. Lorsque le bord d’une case se trouve sur cette marge pointillée, alors il sera éloigné du bord de la page une fois le manga imprimé.
La marge continue externe (appelée printing cut off line), à ne pas confondre avec la marge graduée, est celle qui matérialise le bord de votre page de manga, une fois celui-ci imprimé. Les cases allant jusqu’à cette ligne seront donc au bord de la page définitive.
Enfin, ces papiers disposent aussi de petits repères pour tracer les gouttières très rapidement et ainsi couper vos planches en 2, 3 voire 4 bandeaux de même taille.
Conclusion
J’espère que ces précisions et conseils vous seront utiles et que vous aurez vu comment déjouer les pièges de la composition des pages. N’hésitez pas à observer la disposition des cases dans vos mangas préférés. Regardez attentivement les choix qu’ont fait les auteurs pour raconter les scènes, interrogez-vous sur le lien qui uni ces choix avec la disposition des cases et appliquez !
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter l’ouvrage « Le Dessin de Manga, tome 16 : Créer un manga, toutes les étapes » dont le chapitre 3 vous parle de la composition de pages et de double-pages.
Et vous pouvez toujours me retrouver sur les réseaux pour échanger et voir mon travail :